Artiste plasticien et auteur, Grégory Buchert est diplômé d’un DNSEP des Arts Décoratifs de Strasbourg en 2008. Son œuvre, composée principalement de vidéos et de performances, est truffée de références littéraires. Interrogeant les notions d’échec et d’irrésolu, son travail mène également à la critique du milieu artistique. Son premier roman Malakoff, paru en mars 2020 aux éditions Verticales, fait suite à une résidence de trois mois à la Maison des arts, centre d’art contemporain de Malakoff lors de laquelle il mène l’enquête sur les supposées origines russes de la ville et sur l’existence du peintre Sam Szafran.
Entretien mené par Doriane Spiteri.
Tu as un parcours scolaire particulièrement complet, puisque tu as prolongé ton DNSEP par un passage à l’Université, puis au Fresnoy, pour finir par le post-diplôme de Lyon en 2012/2013. Quelles en sont les raisons et qu’est-ce que ces différentes expériences t’ont apportées ?
À la sortie des Arts Décoratifs, je pensais que rester dans une structure était le meilleur moyen de garder contact avec des interlocuteurs, de trouver des outils de production et d’acquérir une certaine forme de légitimité en vue de tenter des résidences. Après le DNSEP, j’ai d’abord fait un Master 2 Critique et Essais à l’Université Marc Bloch de Strasbourg. Pendant un an, nous avons travaillé avec différents critiques et historiens de l’art, ce qui m’a permis de sortir en douceur des études tout en préparant mes premiers projets, mes premières expositions, en-dehors de l’école. Ensuite, pour me constituer un réseau et éviter l’isolement, j’ai tenté le Fresnoy à Tourcoing. Clément Cogitore m’avait donné envie d’y postuler. J’avais un projet de film – 858 pages plus au sud – et Le Fresnoy était la meilleure structure de production pour le mener à bien. Ma première année là-bas a été merveilleuse, la seconde en revanche, où j’ai traîné jusqu’au bout un projet auquel je ne croyais qu’à moitié, s’est avérée plutôt éprouvante, je me sentais pris dans une pesanteur logistique dont je ne voulais pas pour mon travail. C’est pourquoi, j’ai candidaté ensuite au Post-diplôme de l’Ensba Lyon. François Piron venait d’en prendre la direction et j’étais très intéressé par ses recherches. Après mon expérience au Fresnoy, l’idée d’avoir une année dans une autre ville, avec une bourse, un appartement et aucune contrainte de production, avec un certain confort pour réfléchir, c’était un peu le rêve. Cette expérience a été très bénéfique pour moi. Mais ce parcours un peu long est aussi lié au fait que, ne souhaitant pas vivre à Paris, je voulais habiter et donc connaître plusieurs territoires, ménager différents points de chute à mon travail.
Tu as assez tôt été repéré par la Galerie Jérôme Poggi qui t’a représenté pendant quelques années. Ton travail prenant plutôt la forme de performances ou de vidéos, as-tu rencontré des difficultés en étant représenté par une galerie, est ce que cela a pu parfois changer ta manière de produire ?
Jérôme Poggi a découvert mon travail en 2012 par l’intermédiaire d’un ami avec qui j’avais fait le Fresnoy, et qui lui a suggéré deux de mes œuvres pour une exposition collective. La galerie a gardé un œil sur mon parcours et j’y suis entré deux ans plus tard, en 2014, tandis que je montais Le Musée domestiqué pour le Festival Hors-Pistes, plus deux ou trois autres expos qui ont pu produire l’illusion que ça décollait un peu. Au final, en 4 ans de collaboration, nous n’avons fait ensemble que deux expositions collectives. Ça a été une expérience assez compliquée car c’était une galerie reconnue, il y avait pour moi un effet de cooptation, mais ce n’était là qu’un trompe-l’œil, et j’ai mis du temps à me l’avouer. En réalité je me rendais bien compte – et Jérôme Poggi aussi d’ailleurs – que mon travail, très lent à se mettre en place et souvent immatériel, n’était pas du tout adapté aux impératifs d’une galerie. Cette étape de mon parcours, que j’avais naïvement fantasmée comme un graal, n’a fait que mettre en relief des contradictions qu’il m’a fallu résoudre pour avancer. Alors en 2017 ou 2018, tandis que j’étais pleinement lancé dans l’écriture de mon premier roman, j’ai expliqué à Jérôme vouloir arrêter et cela tombait bien car, de son côté, il souhaitait réduire son nombre d’artistes. Maintenant que le roman est sorti, que j’ai trouvé de nouveaux interlocuteurs plus en phase avec mon rythme de travail, je suis ravi de ce choix et, paradoxalement, c’est au travers du livre que la galerie et moi avons renoué un lien professionnel. Je me souviens qu’à l’époque, j’avais même bêtement essayé de m’adapter, de me rassurer en commençant à produire des dessins, des choses dont j’imaginais qu’elles pourraient se vendre… J’ai montré ça à Jérôme et, devant sa réaction mitigée, j’ai compris qu’il ne fallait surtout pas forcer ma nature. Aujourd’hui, après avoir écrit ce roman et avant d’entreprendre des projets plus transversaux, je me sens tout à fait libéré de ces questions, mais ça m’a pris du temps.
Pour ton projet Le musée domestiqué, tu as mené plusieurs entretiens avec des artistes pour recenser les œuvres qui ne sont plus exposées et qui sont stockées, conservées par leurs auteurs. Est-ce que cette problématique de la conservation de l’œuvre influence ta production ?
Ce projet questionnait le fait d’être artiste et de se retrouver seul avec ce que l’on a produit, il abordait la manière dont on peut vieillir et cohabiter avec des œuvres que plus personne ne voit et dont on finit par être seul responsable, des œuvres que l’on va léguer à nos enfants sans qu’ils sachent toujours quoi en faire. Comment ce que l’on a mis tant de cœur à réaliser peut devenir quelque chose d’encombrant ? J’ai commencé à réfléchir à ce projet à ma sortie du Fresnoy, où les œuvres sont souvent d’une telle ambition technologique que peu de lieux sont capables de les exposer. Ça a été le cas pour moi : un an de travail, deux ou trois mois d’exposition et puis plus rien, mis à part le stockage. Il y a là une vanité qui ne cesse de m’interroger. Pour Le Musée domestiqué, j’ai réalisé mon premier entretien avec Pierre Mercier, l’un de mes anciens professeurs aux Arts Décoratifs. Il avait une étagère dans sa cuisine, fabriquée à partir d’une ancienne sculpture qu’il avait présentée au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris dans les années 80. Cet objet cristallisait toutes les questions que je portais alors en tant que jeune artiste.
En ce qui concerne ma propre pratique, je trouve difficile voire usant d’être à la fois dans une production au présent, et dans l’entretien – à tous les niveaux – de mes œuvres précédentes, comme un feu qui risquerait de s’éteindre parce qu’au fond tu es seul à souffler dessus. Ce qu’il y a d’apaisant avec le livre c’est qu’il peut vivre sans toi. J’ai aussi le sentiment que la gestation d’un roman correspond davantage à mon rythme de mise en œuvre. Est-on vraiment capable de produire en quantité des images et des objets qui aient une réelle nécessité, ne serait-ce que d’un point de vue personnel ? Pour ma part, les projets qui me paraissent vitaux ne se présentent pas tous les six mois.
Quelles sont tes réalités financières ?
J’ai longtemps vécu du RSA, d’ateliers scolaires, de bourses de résidence et d’un job de gardien d’exposition. Aujourd’hui, ma compagne est fonctionnaire de l’Éducation Nationale. C’est uniquement grâce à elle, grâce à la stabilité de sa situation sociale et financière, que j’ai pu consacrer ces quatre dernières années à l’écriture. Je mesure ma chance. Depuis un an, je travaille 20h par semaine dans une Biocoop. Avec deux salaires, on a soudain l’impression d’être les rois du pétrole ! Ceci étant, si je n’avais pas été édité, ça aurait été très difficile de reprendre un job alimentaire, j’aurais vécu ça comme un échec vis-à-vis de mes ambitions personnelles. Je n’ai pu le faire qu’après avoir reçu une réponse positive des éditions Verticales, qui représentent beaucoup pour moi. Mon égo ayant provisoirement été satisfait dans le domaine artistique, j’ai pu commencer à chercher un travail d’appoint sans aucune aigreur.
Tu sembles distinguer ton travail d’auteur de ton travail d’artiste. Comment envisages-tu le rapport entre ces deux activités et quelle est ta vision à long terme ?
En tant que plasticien, il y a toujours eu des ambitions littéraires et narratives dans mon travail. Mes projets ont souvent été impulsés par des romans ou des essais. En tant qu’auteur, je n’ai pas pu m’empêcher de créer des images – il y en a environ 70 dans le roman – parfois des protocoles performatifs ou du commissariat d’exposition fictif, et puis le livre parle d’art, donc c’est vraiment relié. Dans la pratique toutefois c’est très différent. Quand tu fais de la vidéo par exemple, sur un an, tu peux engloutir 7 mois à faire des dossiers PDF, à espérer des financements, cette latence laisse pas mal de place au doute. Tu passes finalement très peu de temps à faire ce que tu aimes. Quand tu écris, tu peux ne t’adonner qu’à ça, l’écriture n’est plus une simple étape de travail, c’est le travail tout entier. Je vais donc continuer à écrire, à raconter des histoires transversales à la confluence de la littérature et des arts visuels, mais je n’ai plus très envie d’investir le white cube, à moins que le white cube ne soit un livre. Et puis, parmi les envies qui m’animent, le rôle des professeurs en école d’art m’intéresse aussi beaucoup. On peut modestement essayer de changer les choses avec son travail, mais on peut aussi le faire en dialoguant avec les étudiants qui entrent aujourd’hui aux beaux-arts. Qu’attend-t-on, en 2020, d’un passage aux beaux-arts ? C’est une vraie question. Participer à la réflexion de ce que peut être l’art contemporain, dans toute sa diversité, tenter de nouvelles choses au travers de l’enseignement, cela m’exciterait beaucoup.